Une randonnée de la Paix parmi cyclistes et histoires de guerre

8 mai 2015, « 70eme anniversaire du retour de la Paix en Europe occidentale ».

Un événement organisé par la ville de Caen, les Randonnées de la Paix, qui convergent en fin de journée vers la vallée du Mémorial. A pied, en marche nordique, à cheval, en roller, en vélo, de 4 à 100km, chacun peut choisir la randonnée qui lui convient et découvrir les vestiges d’événements historiques.

10h, le ciel semble clément, je décide de tenter la « 14 », dédiée aux cyclos : 45 km pour 45 jours de libération de Caen, départ 13h30, retour prévu vers 17h. Le parcours consiste en une boucle reliant les points clés de cette épopée anglo-canadienne : le Pegasus Bridge, le site Hillman, le Musée Radar, et le Mémorial de Caen.

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11h50, j’ai rejoint le site plus vite que prévu, et pour l’instant, les seules activités sont celles des bénévoles et des stands prêts à accueillir les visiteurs plus tard dans l’après-midi.

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L’emplacement vélo est : totalement vide.

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Je pensais arriver pour le picnic pré-rando, et commencer à observer le profil des coureurs, histoire d’évaluer le réalisme de l’entreprise ! Je prends finalement possession du poste d’observation le plus discret du site, où je passerai une heure et demi à m’instruire de l’organisation logistique d’un tel événement public, sous une légère bruine.

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Ha, ça y est, c’est l’heure du pointage ! Depuis mon banc, j’ai vu de jeunes familles à vélo s’attrouper, manger chips et sandwiches avec l’appétit joyeux d’un jour férié. Je suis du coup à peu près sûre de pouvoir m’intégrer sans peine dans la balade, annoncée « au rythme des participants ».

Mais non. Eux, rouleront la numéro 15, 30 km, départ 15h. Mes coéquipiers, les voici, je les découvre au stand d’enregistrement !

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Devant cette fine équipe de gros bras, je m’enquiers d’une estimation d’allure, je vais droit vers le groupe jaune et rouge, ils ont l’air d’en savoir beaucoup plus que moi. Forcément, avec ma machine, les regards sont un peu sceptiques. On me donne un kilométrage : d’accord, la distance, je la fais, mais je veux une moyenne de vitesse !

Quand je vois la file des randonneurs pédestres s’allonger aux tables des bénévoles, un léger doute me traverse… Puis allez, il ne sera pas dit que je n’ai pas essayé ! Si c’est trop rapide, j’improviserai ma balade.

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En route, direction le Pegasus Bridge par l’intérieur des terres. Il faut gérer le moment tout de suite, non seulement chauffer progressivement pour tenir sur la durée, mais aussi s’adapter, découvrir ce qu’est rouler en groupe, avec des vélos : pas de folie démonstratrice, pas la peine d’inventer un numéro de voltige avec double flying dutchman à chaque changement de pied pour faire ses preuves immédiatement n’est-ce pas. Plutôt faire profil discret, comme si de rien n’était. Et en effet, de rien est ! (Soit dit en passant, la thèse de l’être du non-être est aussi ancienne que les Upanishad, Héraclite l’Obscur et Platon. Voilà qui annonçait prospérité pour des millénaires aux chatoiements de l’être et du paraître…). Car le rythme me convient très bien en ce début d’itinérance. Nous roulons sur la route, un bon revêtement, ma roue de 700 avant file allègrement dans le sillage de la roue de 700 arrière de mon prédécesseur. Nous avançons autour de 20km heure.

Une fois la cadence trouvée, vient le temps des rencontres. Au fil des agencements de notre chenille bigarrée s’échangent les premiers éléments de familiarisation. Je fais connaissance d’Houssem, avec lequel je discuterai durant une bonne partie de l’après-midi, même en poussant dur sur les pentes venteuses (ce qui m’entraînait doublement : tenir une conversation tandis qu’on est entièrement jeté dans l’effort soutenu, pas si évident !). Nés tous les deux au bord de la Méditerranée, ayant « atterris » en Normandie et faisant métier du système hypertexte public et de ses technologies afférentes, nous discutâmes voyages, vins et tableaux, mais aussi accident débile, nutella et coup de barre. Houssem savait presque tout des anecdotes historiques contées par notre guide cycliste professeur d’histoire !

Lequel nous raconta avec engouement et mimes les péripéties inimaginables des soldats parachutés en pleine cambrousse, qui avaient pour objectif de « libérer Caen dans la journée », et mirent plus d’un mois à la tâche… Difficile d’imaginer l’hécatombe souvent ignorée des bêtes alors réquisitionnées par les troupes allemandes chez les paysans normands (car la Wehrmacht est encore une armée équestre !), champs de cadavres humains et équidés, bombes visant le pont depuis les carlingues aéroportées, qui atterrissent en plein sur le château, quelques kilomètres plus loin ! Oiseau messager portant script de première importance, incroyablement décimé par un allemand féru de tir au pigeon…

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C’est reparti direction Colleville Montgomery, via Blainville-sur-Orne et Saint-Aubin-d’Arquenay.

Le rythme est toujours bon, et je commence à faire mes preuves, certains s’essaient à l’engin, on me demande si je n’ai pas un moteur caché. La première toise animale passée des deux côté, une certaine camaraderie s’installe, des sourires, le plaisir de rouler ensemble dans ces contrées lourdes d’une histoire humaine dont elles n’ont en réalité que faire. Car, nous humains balisons sans cesse notre milieu environnant de symboles et de repères, puisque le propre de notre espèce est de nous adapter à tout, quelles qu’en soient les particularités : ils nous faut donc raconter des histoires qui tiennent et nous tiennent liés, dans cet ouvrage illimité. Différant en ce point de la majorité du reste du règne animal, naissant inachevés (nous mettons de nombreuses années à atteindre notre maturité physique, sans parler du dressage culturel !), notre plasticité néoténique pour faire racine et nous déraciner nous a menés à habiter l’entièreté de notre planète, à inventer cultures, symboles et technique sans cesse reconfigurés pour faire monde et maison. Ici se noue sans doute notre vulnérabilité physique constitutive avec notre extraordinaire capacité mentale de création, de modulation et de diversification : ce trait d’espèce constituant une réponse proprement abyssale à notre condition biologique de base. Le prix de cette étonnante agilité de métamorphoses et de fabrication ? Le tribut pour cette liberté résultante d’un programme déterminé incluant merveilleusement l’indétermination (la possibilité de s’adapter perpétuellement au contact d’un flot ininterrompu d’informations reçues, de toutes natures) ? Le cadeau de la conscience reflexive ? L’interrogation existentielle sans fin et la destruction progressive des ressources de notre habitat naturel. Merci ! Je crois que je vais passer de l’autre côté de la branche que nous scions…

Cette approche a le vent en poupe en l’occident qu’ont fui dieux, âmes et esprits, créatures de l’ombre ou surnaturelles, mais que saturent pourtant fétiches (argent, marchandises) et hybrides, ces artefacts que les modernes s’évertuent à classer comme non-naturels sur une grille de lecture où ils se forcent à penser « Nature/Culture » de façon radicalement interrompue. Mais il faut aller voir, en chaque région du globe, la diversité, la richesse et les nuances de chaque émergence, civilisation pour bricoler des racines, des cosmogonies, des visions et des rêves dans cet enchevêtrement de natures et de récits, qui constitue le tissu de notre présence.

Mais revenons à notre activité du moment !

Nous voici donc au site fortifié Hillman, qui abrita le PC d’un régiment de la 716e Division d’infanterie allemande. Visite des lieux obligatoire, d’ailleurs très bien aménagés.

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J’ai fait connaissance, petit à petit d’un homme respectable et très attachant. Je lui ai demandé son prénom, et malgré tous mes efforts pour m’en souvenir à cette heure, il m’échappe ! Non que l’anecdote de son attribution ne m’ait pas marquée. Je l’appellerai donc « Albert », car le prénom m’a paru avoir cette élégance. « Albert » est né après ses 4 soeurs et personne n’avait prévu cela, il fallait trouver un prénom rapidement. L’on prit le calendrier local des saints, et lui attribua le patronyme ad hoc. « Albert » est né un 7 avril, nous sommes, à quelques générations près, nés pendant une journée terrestre à la position orbitale quasiment similaire (7 et 8 du quatrième mois d’une révolution complète autour du soleil). Le calendrier actuel qui indique Jean-Baptiste ne correspond pas à son prénom véritable, je ne sais pourquoi.

« Albert » roule en sandales. Il a une forme incroyable, car, à plus de 80 ans, ce retraité m’a confié avoir parcouru l’équivalent de 6 tours de Terre en quelques années, depuis la mort de sa femme et son retrait du métier. Une paire lui fait environ 50 000km. Les miennes lui paraissaient pouvoir en tenir 100 km, vu le contact au sol si usant ! Quand nous eûmes fini ensemble le périple à belle allure, j’étais persuadée qu’il en avait encore bien plus que moi en réserve sous le capot.

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Les kilomètres pour rejoindre le site du musée du Radar ont sans doute laissé quelques traces sur la plupart des organismes présents. Le tronçon sur grosse route partagée, en faux plat continu, s’il n’a pas tout de suite dévoilé ses effets fortement nocifs, en aura assommé plus d’un dans les derniers kilomètres du retour, vent de face en pleine plaine. Mais entre-temps, les nouvelles explications de monsieur Geo et Histoire nous permirent aussi un ravitaillement indispensable et un peu de repos.

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D’autres y virent l’opportunité de marquer à jamais un territoire de majestueux nuages, de grandes oreilles et de petits arbustes.

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De retour dans la vallée du Mémorial, la foule avait enfin envahi les lieux, le concert des « Overlord » battait son plein. Finalement lessivée des 55 km parcourus avec mes compagnons de fortune, je dévalais directement le chemin du retour vers le port pour me ruer sur un dîner sommaire mais salvateur, non sans avoir serré avec force les mains de l’équipage au complet (pour bonne partie l’association des cyclos du chemins vert), reçus leurs chaleureuses félicitations et encouragements pour mon défi à venir, fait la bise à Albert, et posée avec mon moyen de locomotion, en le confiant aussi à Houssem, le temps d’une photo. Souvenir !

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18 (Thanks, keep going !)

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