Quentin, ou le machinisme libertaire, partie 1

[Europe Tour, une vie simple – LES GENS]

 

Quentin, ou le machinisme libertaire. Récit et notes sur un homme, sa machine, ses amis, ses bêtes et sa commune.

  • PARTIE 1 : Une nuit à la ferme, récit.
  • PARTIE 2 : Quentin, ou le machinisme libertaire.

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1 – RÉCIT –

La rencontre.

Mercredi 25 novembre, 14H, direction Niort. Après une quarantaine de kilomètres sous une pluie battante et un vent glacial, je décide de m’arrêter tôt, espérant trouver un lieu « couvert », si possible sec, pour la nuit. Toutes mes affaires sont trempées, la tente que j’ai repliée couverte de givre est à présent un réservoir à eau fraîche, je suis frigorifiée quand je m’arrête.

Je finis par trouver un petit abri dans un ensemble de bâtiments municipaux à Germond-Rouvres  dans les Deux-Sèvres (commune de 1000 habitants), dont l’une des portes d’entrepôt est ouverte. Je m’aperçois bien vite qu’il n’y fait pas plus chaud et m’apprête à passer de rudes prochaines heures nocturnes.

Après avoir étendu mes affaires sur le bric à brac stocké là, enfilé des vêtements moins humides, vu d’un seul coup fuir de derrière le barda un chat blanc dont je ne soupçonnais pas l’existence quand je me baladais là-dedans dévêtue, et que j’ai visiblement délogé d’une bonne planque, je lance un repas. Mais j’entends soudain une voiture entrer dans la cour qui mène à mon repère. Et elle fonce droit sur le bâtiment ! Incroyable, le cantonnier du village vient justement poser un cadenas sur mon abri, cela fait plusieurs jours qu’il devait le faire. Quand il me trouve ici, en chaussettes et sous ma petite chapka, une cuillère de pates et de bouillon à la main, ayant pris possession des lieux, il ne semble pas surpris, ni furieux, au contraire, il semble inquiet à l’idée de me laisser passer la nuit dans ces conditions, et revient quelques minutes plus tard, m’annonçant qu’un fermier voisin accepte de m’héberger dans un local disponible sur son terrain, avec radiateur électrique, s’il vous plaît.

Quentin et sa ferme.

Quentin a 23 ans, éleveur de brebis, il a acquis l’affaire il y a 2 ans après avoir été salarié d’un autre éleveur de la région. Il a ainsi accompli son rêve, avoir sa propre ferme. Tous ses amis, fils et filles d’agriculteurs ou d’éleveurs, me dit-il, font l’inverse et partent vers d’autres métiers, tandis que lui a toujours voulu faire ça, il aurait voulu avoir des parents fermiers. Entre la volaille ou le mouton qui s’offraient à lui, il n’a pas réfléchi longtemps, les poules et les cochons, « c’est inhumain comme métier, c’est l’industrie ».

Il a racheté l’entreprise d’un belge parti s’installer dans l’Orne (région que le wallon rapporte trouver bien plus amicale), qui pratiquait l’élevage biologique. La laine est revendue à un sud-américain, et disparait dans il ne sait quels circuits, les bêtes, les agneaux, sont eux destinés à être mangés. Les banques et les investisseurs publiques « lui ont fait confiance », il est engagé encore pour quelques années selon les mêmes modalités (tranches de 5 ans), et il verra au bout du compte, selon le niveau des subventions d’alors et le prix de revient de son activité, s’il continue en bio ou non. Les moutons (après avoir connu une chute ces dernières décennies) sont porteurs, le bio également, mais il y a de plus en plus de monde sur les deux secteurs, ce qui en fera globalement baisser la valeur. Tout dépend donc de la conjoncture d’alors, des investisseurs et d’un long calcul de rentabilité.

La machine.

Quentin (et Java, sa chienne) s’occupe seul de 700 têtes de bétail : un cas unique dans le canton (ils sont 3 élevages de brebis), et, je finis par le comprendre, probablement unique aussi dans la région, si ce n’est la France ! Mais pour l’aider dans la somme pharaonique de ses tâches, il vient d’investir dans une machine à 10 000 euros, une dérouleuse-pailleuse flambant neuve qui permet la distribution automatisée des balles de pailles et de foin. Ce qui ne l’empêche pas d’affectionner son vieux tracteur des années 90 auquel il la couple. Avant, il faisait tout cela à la main, maintenant, il peut prendre son petit déjeuner à 8h, une fois la répartition matinale effectuée. Et pourtant, des vacances, pas vraiment. « Parfois, quelques heures à La Rochelle un dimanche, à une heure de route ! – Oui, enfin, pas en trottinette… – Les bêtes ont toujours besoin de quelqu’un ».

L’élevage et la cantine domestique.

Je suis arrivée le soir, et je l’accompagne pour nourrir les brebis à l’étable, une fois son contrôle technique terminé, et qu’un ami fermier fut passé car deux de ses bêtes s’étaient échappées. Environ 150 sont à l’abri, réparties par lots, ayant mis bas plus ou moins récemment. Les petits de tous âges gambadent et s’amusent à provoquer des courses latérales, rebondissent plus haut que leurs congénères, s’observent en cercle, avec des pauses de petits béliers, tête penchée en avant…

La première chose consiste à pailler, leur préparer un lit chaud pour la nuit. Avec la dérouleuse, Quentin, Java et moi dans le cockpit du tracteur qui la remorque, nous allons piquer une botte dans la réserve, puis la disposer dans son réceptacle au millimètres près, non sans avoir observé dans quel sens elle se déroulerait, pour la rapporter aux bêtes et procéder à un véritable bombardement festif des enclos. Le troupeau est progressivement recouvert d’une épaisse couche de blé doré et moelleux.

Ensuite, nous allons piquer une boule de foin de trèfle, le must, à distribuer au matin. Quentin positionne la pailleuse en fond d’étable, et coupe les fils pour que tout soit prêt à l’aube. Puis, c’est l’heure de l’avoine. Distribution au seau, de part et d’autre sur les 30 mètres d’alignement de d’encolures bouclées au ras du sol. Il marche vite, le geste rapide, efficace, précis. Java sautille et jappe de temps à autre, elle semble partager l’enthousiasme grandissant des foules.

Enfin, les granulés font leur entrée. Visiblement, le granulé est l’équivalent du tiramisu chez les ovins. Car il régnait jusque-là une ambiance d’enfer entre les quatre murs de cette garderie géante, cavalcades et bruissements d’épis, bêlements et braillements à qui mieux mieux, et puis soudain, plus rien. Dans la cathédrale charpentée où s’élevait le contrepoint dodécaphonique des bestiaux, on entend à présent résonner le claquement des mâchoires qui se referment à toute allure sur les nutriments encapsulés. Une véritable course est entamée entre les têtes tendues au bout des oesophages, pour engloutir un maximum de granules avant les comparses.

Leurs yeux exorbités sont plus habiles à trier le bon grain du mauvais que les petites mains des ouvrier(e)s de calibrage des tomates en Espagne, à la vitesse de l’éclair de novembre. En quelques minutes ne restent sur les bas côtés que du fourrage verdâtre du matin précédent (le fameux trèfle organique digne d’une salade de chef étoilé) et de la vieille paille. C’est quand même curieux ces troupeaux qui préfèrent une granule préfabriquée en forme de suppo, calibrée par la bête qui les élève pour les manger, plutôt qu’un bon vieux trèfle des campagnes non ? Enfin, en même temps, c’est quand même curieux ces troupeaux qui se jettent sur une viande entre deux tranches de pain, reconstituée, nourrie à la viande, rentable, calibrée, commercialisée avec un simulacre d’alternative (ce qu’il faut c’est un « concept » et puis ses « variantes » pour emballer le vide, déclencher la pulsion folle du meilleur choix puis son apaisement ultra éphémère) par la bête financière qui les endort pour leur soutirer leur blé, non ? Quel est donc ce plaisir, cette pulsion sur lesquels tout le monde mise, au fond, et auquel aucun vivant ne semble échapper ? Et est-ce que tout le monde finit tondu ? Bref.

Au dodo tout le monde.

Le lendemain matin, je sors de ma nuit miracle et m’aventure donc voir si la journée sera pluvieuse… Epais brouillard. Quentin est déjà au hangar, ramassant, repoussant au balai géant les restes de la veille, fruit du discernement intraitable des ouailles gastronomes. A nouveau, nous grimpons en cabine pour la distribution matinale, et rebelote, la machine sophistiquée à 10 000 euros roulent ses mécaniques et balance dans un rythme groovy des décalitres d’herbe à la gueule des bêtes. Quentin fait ça avant son petit-déjeuner, et quand il n’avait pas la machine, autant dire qu’il en avait pour une bonne heure.

Oui, ça lui est arrivé d’accueillir un agnelet mal en point à la maison, mais pour l’avoir retrouvé mort un matin alors qu’il semblait reprendre des forces, on ne l’y reprendra plus.

Autant de bêtes à lui tout seul, c’est inhabituel non ? Oui, les autres seraient beaucoup plus nombreux à s’en occuper… Les occasions se présentent, je ne résiste pas à reprendre 100 têtes de plus. Dans quelques mois, elles seront 1000 alors ? Oui, oui ! Au rythme de la reproduction contrôlée à coups d’hormones, d’échographie et de techniques d’insémination, le calcul est vite fait. Ses parcelles de culture ne suffisent pas à nourrir tout le monde, mais il me montre sa réserve de graines mélangées à des petits pois (ceux-ci apportent l’azote naturel qui évite l’ajout intrants chimiques), content de plonger les mains dans les semences issues des précédentes récoltes et qu’il remettra en terre en temps voulu (avec les OGM et les lois pas surprenantes des multinationales, interdiction en revanche aux agriculteurs d’utiliser leurs propres semences, et de toute façon, les plantes sont infertiles). Les amis sont dans le cochon, la volaille, untel vient aider parfois sur une tâche, et Quentin file un coup de main chez l’autre, ou encore on monnaie des échanges de matériel, de compétences, de parcelle, de produits, toute une économie très locale qui se met en place naturellement. Mais, en fait, vous êtes en train de faire artisanalement un travail habituellement industriel, automatisé de nos jours ?  Oui et non, le mouton on n’en fait pas une industrie (contrairement aux volatiles, aux porcs), parce qu’il faut tout le temps s’en occuper, « c’est triste mais en réalité, les bêtes ne savent plus se débrouiller seules aux champs. Une mère n’élève plus tous ses petits spontanément ».

Quand je m’en vais, le jour se lève, la brume se dissipe enfin, toutes mes affaires ont séché, Quentin passe son tracteur à grande eau pour le réparateur qui, sinon, va encore lui reprocher de ne pas prendre bien soin de sa machine…

Quant à moi, j’essaie de mettre le doigt sur des contenus souvent contradictoires qui n’ont cessé de venir chatouiller mes neurones, excités par l’enjeu d’une traduction rationnelle complexe, fertile et ouverte de cette réalité qui s’expose simplement : dans le vécu, l’intuitif, le dialogue, dans les gestes, les sens, le rapport humain et animal (Java qui me fait la fête le matin, les bêtes qui sont, qui viennent, qui ont leur vie et la vie de Quentin à son tour modulée par la vie des bêtes dans une boucle sans fin, et tous ceux-là, dans l’attente au bout du compte, des comptes comptables du grand comptable Capital). La manipulation mentale de ce sac de fils noués du réel, que je tourne et retourne dans tous les sens en kickant pendant des heures, la formulation progressive des problématiques qui s’articulent enfin à celles qui ont émergé clairement depuis le début du voyage, puis les leçons que je pense pouvoir en tirer prendra plusieurs jours de route.

La Rochelle, 27-28 novembre 2015, Une vie simple, Europe Tour. France.

A suivre.

Dans la Partie 2, « Quentin ou le machinisme libertaire », je tenterai d’articuler les axes de réflexion suivants :

  • technique et machines, natures et usages
  • éthique des disposition, juste besoin
  • municipalisme libertaire, machinisme émancipateur

en élaborant sur les bases du cas si particulier de Quentin, sa machine et ses 700 têtes de bétail, ses voisins, son bourg et son canton, qui présentent les caractéristiques d’un monde qui marche sur la bête, alors que tous les éléments sont en place pour un véritable machinisme libertaire  émancipateur.

Stay tuned :)

 

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7 (Thanks, keep going !)