Norvège – Diogène dans la benne (les jours heureux).

Puis il y eut des jours parfaits, qui couronnèrent la longue traversée de Nóreegr, ce « chemin du Nord » qu’est la Norvège, et que je parcourus en sens inverse.

Je découvris, après de fortes ascensions, des plateaux géologiques entre les hauteurs, écrins silencieux recélant une vie surnaturelle sous cloche, que je traversais comme le wagon au sommet d’un grand huit, saisi entre deux vertiges dans une oscillation temporelle et spatiale. C’était comme trouer un plafond de nuages et surgir dans une atmosphère irradiante, aveuglée par l’astre solaire, enivrée par un oxygène pur, poussée encore par l’élan qui m’avait propulsée en altitude, de blanches volutes tourbillonnant dans mon sillage. Il y avait des pays cachés dans ces étages de verdure, de sylve et de neige, des prairies d’élevages et des hameaux tranquilles à la respiration suspendue, où seuls résonnaient le ronflement des tracteurs et le bêlement d’ovins aux longs poils frisés, noirs et blancs, lustrés par la rosée et la pluie. L’artisan local sait choisir l’endroit où il prélève la matière drue afin de tisser les étoffes : selon la propriété des brins sélectionnés, il obtient une laine qui protège de l’intempérie ou qui isole du froid, qui résiste à l’abrasion ou évacue les odeurs. Un mouton est imperméable sur le dessus, inusable sur le séant, inodore de la panse, qu’on se le dise !

Parfois, le plat terrain était fendu d’un impétueux cours d’eau. Aux premières heures du jour, celui-ci faisait comme une traînée de poudre allumée dans la plaine, formant un épais rideau de brume qui zigzaguait au gré du parcours des flots, troué ça et là de toits fleuris, d’arbres, de pics, de rayons à la blancheur encore matinale.

Quelques temps après la route des Trolls, je fréquentai de vue le glacier géant Jostedalsbree, toisant, depuis la rive des lacs et les promontoires rocheux qui s’élèvent entre Byrkjelo, Skei et Moskog, son profil lisse et étincelant ; il chapeautait les crêtes avant de se briser en une vague de cristal sur la cime des rousses forêts. Le froid aussi s’était abattu comme une lame sur le pays. C’était fascinant d’observer l’avénement de l’automne sur la montagne, ses manières de grande dame au tempérament de glace et de feu. Nuit après nuit, elle souffletait de plus en plus bas une poudre de riz bien blanche venant couvrir les anfractuosités de sa peau dardée de rocs et de résineux. Quand il avait plu pendant des heures à hauteur de bivouac, le matin révélait quelle brume épaisse et froide avait baigné là-haut, pour se figer en une mousse immaculée qui s’enflammait dans la lumière du soleil levant.

La première nuit très froide, j’avais eu de la chance en trouvant refuge dans une minuscule cahute de chasseur, équipée d’une couchette en dur. Un savant jeu de clous et de cordes permettait d’ouvrir ou de baisser des panneaux de bois recouverts d’une épaisse toile. Après avoir dispersé les vaches qui s’étaient attroupées trop curieusement en me voyant m’installer, je soupai d’un bouillon brûlant agrémenté de succulents légumes fondants, en taillant avec appétit dans la miche de pain pleine de graines, glanée la veille en poubelle. J’observai les larges quadrupèdes diner, comme moi, dans l’humidité. C’était vraiment étonnant qu’une si fine couche de poil leur suffît à ne pas craindre de telles températures. Du haut de ma banquette, j’étais bien contente de ne pas avoir à poser mes pattes sur une surface gelée, à arracher, le nez planté dans le sol, une herbe trempée en produisant un son de cloche à chaque mouvement de mâchoire, à passer des heures noires allongée dans une boue ruisselante, agglutinée sous un arbre. Elles se couchèrent en groupe un peu en amont de la prairie qui s’étalait devant moi sous la voûte étoilée, traversée d’une rivière bruyante qui infusait lentement notre petit val. Je m’endormis repue et dégageant suffisamment de chaleur pour la nuit, dans une obscurité accentuée par les moyens d’isolation de ce cagibi de trappeur, j’étais pleinement heureuse de ma planque exiguë montée sur des palettes.

À l’aube, j’avais entrouvert mes fenêtres de fortune, laissant s’engouffrer un vent polaire qui chassa immédiatement le peu de tiédeur accumulée dans l’abri, tandis que j’étais bien emmitouflée jusqu’aux yeux dans mon duvet moelleux. Tout en mâchant le restant de mon pain que j’avais tartiné avec les dernières bananes (qu’apporterait la journée en vivres, je n’en avais aucune idée), le bout des doigts et du nez gelés, j’observai la lente course des premières lumières sur les sommets. Elles faisaient surgir ou disparaître des ombres élancées et éclaboussaient de plus en plus généreusement d’une belle flaque d’or et de pourpre les versants orientaux. C’était très rapide et très lent. Le scénario chinois qui était projeté sur les pentes changeait constamment en introduisant de nouveaux acteurs longilignes sur fond d’un brasier de conifères, mais la lisière de cette mer de feu tant désirée depuis mon petit matelas froid et miteux semblait devoir rester hors de portée pour des heures. Je reculai la sortie de mon cocon, somnolant à nouveau après mon copieux petit-déjeuner, je sentais régulièrement les courants d’air qui circulaient entre les planches et les lucarnes sans verre. Je savais prendre le temps d’un lever plus tardif s’il était porteur d’un bénéfice de température, quelques degrés suffisaient. Car il faisait rudement froid la nuit et au petit matin. Il y avait bien longtemps que je n’avais pas observé avec malice les nuages de vapeur s’échapper à chaque respiration, en pensant à la quantité d’eau ainsi expirée qui allait condenser sur les surfaces plus froides, et à la chaleur constante produite par mon corps, un vrai réacteur, dont je savais de mieux en mieux tirer parti. Les dernières étoiles s’éteignaient, noyées dans la blancheur du jour, tandis qu’en baillant j’engouffrai une bonne part de l’univers astral qui m’avait cligné de l’oeil jusqu’au bout, et décidai qu’il était temps d’aller.

Ce matin-là je fis ce que j’appelais une bonne pioche. Elle fut doublée en fin de journée d’un jack pot, ce qui me permis de souper d’un excellent festin, et d’avoir quelques réserves. Plus que cela, parce que chargée de ces victuailles particulières, j’eus le pied agile à la tâche et le coeur heureux en menant les difficiles et réfrigérantes étapes qui suivraient, dans un paysage éclaboussé d’un soleil d’hiver et de feuilles volantes.

A Vassenden (à cheval sur l’embouchure de la Jølstra et du lac Jølstravatnet), premier village atteint après une levée de camp bien pliée, j’avisai les grosses poubelles sur le côté de la boutique, presqu’englouties par les volutes d’évaporation qui noyaient toute l’agglomération et son clocher. Je savais comment procéder, on apprend vite à optimiser ses chances de trouvaille. Je filais ainsi directement à l’arrière des surfaces, où étaient généralement garées les voitures du personnel, où s’effectuaient les livraisons et la grande opération d’ensevelissement de nourriture saine invendue. Quand les bennes étaient bien visibles et alignées, jouxtant les rideaux de fer ou les portes de service qui s’ouvraient de temps à autres pour déverser leurs ordures comestibles, c’était rapide. Je soulevais les couvercles, avec l’impatience salivaire du trésor potentiel, parfois sous l’oeil d’un curieux, parfois seule, d’autres fois une camera braquée sur le lieu d’absence de crime, ou encore en présence des livreurs en camion qui complétaient ainsi la circularité de la situation, apportant les marchandises nouvelles. A Vassenden le soulèvement du large battant offrit à ma vue un amoncellement de denrées variées, je m’animai intérieurement, toute à ma joie de pêcheur qui ferre un lourd poisson. Je prenais de plus en plus mon temps pour de telles opérations, n’hésitant pas à me percher au niveau du ventre sur les rebords, les pieds sur les roulettes, les bras enfouis dans les victuailles, soulevant, déplaçant, triant. Je m’emparai d’un sachet de brioches aux raisins (bollers) typiques du pays, d’un gros pot de yaourt aux fruits, de minuscules bouchées briochées à la vanille, tout ceci feraient d’excellents en-cas, et, rares pépites, il y avait là une collection de fromages sous vide dont les apparences ne laissaient rien redouter. L’un d’eux semblait même de la plus locale tradition, une sorte d’AOC de chèvre aux herbes, qui me livra en dégustation sur d’épaisses tranches de mie complète grossièrement coupées avec mon coutelas, les plaisirs sans nom du casse-croûte alpin. Pas de fruits, de légumes ou de pain cette fois-là, mais j’étais très satisfaite de cette livraison.

C’est un peu plus tard à Førde que je complétai, dans une seconde et prolixe fouille, mon glanage : je trouvai alors de magnifiques carottes dodues, dont les fanes pleines de vigueur refusèrent de plier (un de mes aliments de base au renouvellement hebdomadaire apprécié), quelques tomates qui agrémenteraient mes tartines, un concombre, des pommes de terre, un oignon, des poivrons et des fruits, choses que je convoitais et dont je me souciais quotidiennement. Je mangeais des bananes à raison de 3 ou 4 par jour, mais elles pouvaient rester longuement absentes des fonds de tiroir pour, tout à coup, s’accumuler, souvent fendues, en nombreux régimes jaunes et noir, sous des montagnes de poires. Je mis également la main sur un sachet de copeaux de noix de coco et un sachet de poudre chocolatée aux éclats de noisette, summum du raffinement pour égayer mes salades de fruits. Pour couronner le tout, d’énormes pains ventrus n’attendaient que d’être saisis, et je pus ainsi reconstituer un stock pantagruélique.

La plupart des citadins et sédentaires ne savent pas ce que c’est qu’une journée de récolte alimentaire dont la nature et la quantité sont inconnues en début de parcours, qui finit par livrer des fruits dépassant toute espérance – hormis les âmes errantes, les glaneurs de villes et mendiants s’en remettant aux délices d’une expectation quotidienne, mais il est rare qu’ils dussent produire autant d’énergie qu’il en faut pour rouler toute la journée dans les monts avec un lourd paquetage.

La Norvège me facilita les choses pour l’apprentissage de ce lâcher-prise substantiel. J’appliquai bien vite, après des mois de maturation latente, ce que j’avais su mettre en place dès le début en ce qui concerne la route : je ne savais à quoi m’attendre et planifiais très peu, j’improvisais, je me laissais surprendre, laissais venir, et, si ce n’était pas souvent facile physiquement, la retrospection et l’expérience acquise après une traversée qui pouvait durer plusieurs jours d’un milieu particulièrement exigeant, m’apportaient toujours une satisfaction profonde doublée d’une sorte de prise d’âge et de liberté. Ici je m’exerçai donc à ne pas savoir de quoi seraient faits mes repas et à ne pas avoir un réservoir tout le temps plein. J’avais bien une gamme d’aliments favoris, je triais dans ce que je trouvais, mais, si les provisions se résumaient à une collection de poivrons un jour, à une abondance de carottes un autre, à une orgie de banane et de pain pendant quelques temps, ou à de maigres prises, je m’éduquai à ce que cela me convienne. Je n’y arrivais pas toujours. Mais je goutais tout de même de plus en plus à la légèreté inattendue que procure l’exercice d’un contentement de ce qui se présente. C’était à la fois une surprise interminable et l’inlassable répétition d’une recherche vitale, dans le cycle enragé des jours et des nuits, des révolutions terrestres, des aubes et des aurores. Je commençai la déprise d’un des mécanisme les plus sourdement ancré, l’instinct d’accumulation, de stockage, qui alimente la peur latente sur laquelle compte le système qui asservit l’individu pour lui extirper son énergie en vue d’un profit financier : la peur (trompeuse) de manquer de quoi survivre, donc de mourir ou d’être exclu de la société. Et je m’émancipai du même coup des modalités de l’échange marchand, pour un temps. C’était un début, j’entrevis comment je voulais mener plus loin la recherche. Et c’était vraiment aisé, ce pays riche et puissant laissait déborder les produits frais sans ciller de ses poubelles rarement cadenassées. Parfois, je demandais même en magasin ce qui était destiné à être jeté ou donné aux troupeaux, aux fermiers, et l’on me laissait y accéder, sous l’oeil des clients en caisse ! A la réflexion, dans ce pays, l’on distribuait volontiers gratuitement ce qui ne valait rien par rapport aux revenus élevés de ses habitants (mais qui à mes yeux valait tout), le café était souvent en libre service dans les grandes surfaces, les poubelles étaient pleines d’aliments de base comestibles et restaient accessibles, en revanche, on ne comprenait pas qu’on cherchât à dormir par une nuit d’orage dans l’espace commun d’une galerie commerciale d’un tout petit village et non dans l’hotel adjacent, qu’on n’optât pas pour le ferry ou l’avion mais qu’on cherchât un bateau de pêcheur ou un cargo, et qu’on voyageât sans moyens (au point qu’on pût un jour m’asséner un terrible : « rien n’est gratuit »). Je généralisais, mais il me semblait que c’était le type de décalage dystopique dont souffrait une société libérale au niveau de vie économique ayant atteint des sommets en très peu de temps et pour tout le monde.

J’eus conscience d’un point délicat du procédé dont j’usais pour me nourrir, puisque je profitais des gaspillages du système dont je m’attachais par ailleurs à dénoncer et détourner le processus de servage. Une industrie agro-alimentaire dont, de surcroît, d’autres semblaient subir de plein fouet les inégalités de répartition dues à sa logique de profit illimité, et dont la production mondiale pouvait pourtant potentiellement nourrir tous les estomacs humains. Pour ceux-là, l’absence de nourriture ou le caractère imprévisible de sa profusion étaient sans doute plus difficilement prétexte à un exercice d’éthique stoïque ou cynique (au sens antique). Encore qu’ils fussent infiniment plus nombreux que le simplificateur miroir médiatique ne se plait à le refléter, à creuser les tranchées de l’alternative, du système D, de l’invention, mosaïque par trop nuancée et rebelle pour pouvoir être représentée dans une peinture manichéenne et infantilisante, destinée à endormir tout esprit critique par l’image et l’instantané. Ce que cet exercice sur le fil m’enseignait donc, c’était encore et toujours qu’un mode de vie et un activisme implique un milieu particulier, une situation conditionnelle depuis laquelle on déploie une capacité d’action, porteuse d’effets de boucle. Il était vain d’imaginer un autre cas, de fantasmer une autre époque où ce paradoxe n’eût pas surgi aussi vigoureusement. Ce n’était que dans un donné actuel et situé qu’il m’était sommé d’être et d’agir, c’était aussi cela le stimulant de l’imagination vagabonde et la source des différences dans les bricolages par lesquels chacun élabore sa vie et son individualité. A ma quête éthique d’une vie bonne, je ne pouvais qu’apporter une réponse absolument contemporaine selon le contexte où je me situais alors, et, si l’empilement des savoirs et des témoignages eudémoniques porte bien quelques sagesses trans-temporelles, je sus également que leur mise en pratique personnelle ne pouvait se coudre nulle part ailleurs que sur l’étoffe du moment géo-historique.

Après plusieurs mois de déconditionnement, je commençais à ressentir l’ineffable bien-être qui s’empare de l’être qui fait sauter ses derniers obstacles mentaux à ce qu’il est tentant d’appeler la liberté, qui n’était pas la possibilité d’avoir des choses désirées au moment où on les voulait, mais un type d’insouciance envers l’aléa de ce qui viendrait. Une chose hautement volatile et pourtant très dense, qu’aucune somme des profits tirés des plateformes pétrolières invisibles depuis les fjords norvégiens ne serait jamais capable d’acheter.

Au fur et à mesure que soufflaient les vents d’une liberté toute intérieure, diminuait l’aura sacrée de l’argent sonnant et trébuchant. Je songeais que dématérialisé, circulant sous forme de transaction magnétique ou numérique, c’est pour tous qu’il revêt l’apparence du rien et qu’il est si facile de le dépenser, ce semblant de rien qui donne du quelque chose de très palpable, inclination dont profitent sans scrupule les organismes bancaires poussant au découvert et à toutes sortes d’investissements fictifs. Mais, sous forme dure, les pièces de métal et les morceaux de papier chiffrés devenaient peu à peu entre mes doigts comme des poignées de cailloux et des feuilles d’arbres, la croyance fétichiste et partagée qui les investissaient d’une valeur d’échange régulée devenant flagrante, ils retournaient alors à leur matérialité prosaïque. Comme je perdais de vue progressivement cette échelle des valeurs, que la déprise de l’aliénation consuméristes signifiait un dérangement de ces valeurs imposées, l’acte d’achat devenait un rituel distant dont la répartition des intensités affectives était bouleversée (une autre économie du désir s’y fichait, il ne faut pas s’illusionner, je désirais ce que j’étais en train d’acquérir et passais mon temps à essayer de réguler ces désirs : de la nourriture, un repas, un café, une nuit en camping avec de l’électricité et du wifi, de l’équipement, des cartes à envoyer, etc), il devenait presque comique. Lorsque j’avais de l’argent, lorsque je recevais des dons de bienfaiteurs,  je ne le stockais pas, j’en faisais un usage joyeux, et la valeur de l’échange glissa bientôt toute entière dans la richesse de ce moment possible grâce à la générosité d’un « autre », d’un pair. Le don alors hautement subversif transfigurait la monnaie, qui irradiait d’une autre croyance partagée, celle que tout n’est pas relatif à l’accumulation et au profit, et que l’entraide est une constituante de l’éthique (donc de la politique). Pour un petit-déjeuner à volonté (pas particulièrement bon) et pour marquer le coup d’un changement de pays, il m’arriva de débourser 20 euros sur un bateau en direction de nulle part, que je goûtai tout de même à la joie authentique d’une satiété pour les prochaines heures (et que j’eus faim une demi-journée plus tard !), sans qu’il m’en coûte quelque sérieuse réticence, pleine de reconnaissance pour l’être qui avait permis cet instant. Ce qui ne m’empêchait pas un étonnement toujours vivace devant l’organisation légale du vol à grande échelle de nos moyens de reproduction. Oui, 20 de ces ronds de métal contre des oeufs en poudre et des fraises congelées que des esclaves salariés avaient produits par des moyens douteux sous la menace planante du non-emploi, c’était du vol à l’état pur, vraiment ! Je ne me privais pas d’amasser un maximum de petits pains et de yaourts dans mon sac à l’occasion, en contradiction totale avec l’insouciance du stockage précédemment vantée. Le déjeuner, qui était inclus dans le prix du billet le moins cher, ce qui faisait habilement accroire à une gratuité, à un geste bienveillant de la compagnie, était pire, excluant toute boisson, eau, entrée ou dessert, et était bien entendu largement amorti voire rentable, par le prix de la traversée. Je surpris un pauvre hère, réclamant dans l’un des nombreux bars de l’eau pour sa gourde, à se voir retourner l’inusable : « nous avons de l’eau en bouteille pour 5 euros ». Pour ma part, je me ravitaillais dans les espaces communs. Mais nous savons les circonstances qui sont en passe de faire de l’eau potable un facteur de guerres mondiales militaires et commerciales (et d’injustices criantes), comme dans tout système impérialiste où les deux aspects sont généralement interdépendants.

D’autre part, augmentait une propension à éviter tout gâchis, je mangeais, de plus en plus, ce qu’on nous éduque généralement à trier, à couper, à jeter. Ainsi des extrémités des fruits et légumes, des coeurs de tomates, de poires et de pomme, des parties blanches des poivrons. Je raclais à fond les pots, ramassait les miettes avec l’appétit d’une ogresse. D’autant plus quand la nourriture provenait de quelque récupération, glanage. L’appétit insatiable dès que j’étais à l’arrêt, la dévoration prirent des proportions qui interrogeaient mes conclusions morales sur la nécessité de la mesure. C’était là peut-être le gouvernement de soi le plus difficile, bien qu’il m’arrivât des succès, et je savais que la déconstruction des croyances relatives aux besoins alimentaires, entreprise d’abord dans mon végétalisme souple, était l’une des tâches sérieuses qu’il me restait à mener bien plus loin encore. Le corps est une machine de vie optimisée, capable avec les bons apports de transformer et fournir ben plus d’énergie qu’on ne le croit, et de survivre de manière surprenante à leur raréfaction. Les quantités qu’on pense devoir ingérer sont, sous l’action des civilisations d’abondance et de stockage, des industries de distribution, largement exagérées. Mais enfin, il y avait aussi cette sorte d’instinct reptilien qui pousse à accumuler, à s’en mettre plein la panse, « au cas où », qui faisait, comme je le lus quelque part un soir de bivouac pluvieux, que l’homme moderne ouvrant son frigo, sa malle, son baluchon, sa chambre réfrigérée, finirait la plupart du temps par épuiser le pot de glace aux amandes en 10 minutes, comme le glaneur devant la poubelle débordante tenterait souvent d’en emporter le maximum, exactement comme une chasse à la baie sauvage tournerait généralement à une longue excursion, une mûre en appelant une autre toujours plus grosse et colorée, là oui, juste là, à dix pas, allez, encore une (cause de nombreuses disparitions de personnes âgées en Scandinavie) !

Ainsi m’aperçus-je que l’éthique risque bien de ne jamais pouvoir faire l’économie de la question triviale de l’alimentation : de sa nature, de son approvisionnement et de son stockage. Perspective plus étonnante encore, peut-être cette question en est-elle le fondement, que tout chercheur en bonheur individuel et commun se verra obligé d’examiner consciencieusement et en premier lieu. Le geste inaugural consistant, dans une critique toujours renouvelée de la démesure, à aller contre la conviction inébranlable qu’une bonne vie découlerait mécaniquement de l’assurance d’un ravitaillement dont on aurait plus à se soucier pour le plus longtemps possible. Car c’est l’inverse qui arrive alors avec la préoccupation de l’accumulation : ce souci autorise de façon latente le déploiement de la mécanique servile du salariat ou du travail, et s’infiltre dans tout l’édifice d’une vie de possessions et de crédits qu’il faut alors tenir à bout de bras, jusqu’à la fin de son temps, quelle vie sur terre !

Facilité déconcertante de la méthode, qu’une enflure technocratique et économique dissimule, voire moque.

Scandaleux chemin s’annonçant alors, qui en fera frémir plus d’un gavé d’espoirs prométhéens et oublieux de sa condition. Le chemin de l’apprentissage (non sans douleur – quoique !) d’une humilité particulière dans le destin humain, l’humilité d’une vie qui offre un outil éthique consistant en un étalon humainement intégré : la mesure est en soi et dans l’autour-de-soi saisissable, et elle ne garantit jamais la vie facile, cependant qu’elle porte l’infinie richesse d’un bien individuel et commun.

 

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14 (Thanks, keep going !)

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