Italie 1.2 : LA PEAU DE L’OURS EN CAMPAGNES FROIDES (Piémont, Lombardie)

LA PISTA (Piémont).

5 février. 1ere heure italienne, l’autre versant de Tende, ascension achevée.

Pas un centimètre de poudreuse : je dévale des pistes bitumées dans une station fantôme. Je teste un peu l’écho. Après avoir surpris un renard peinard (puisque que tout le monde pense que les sommets sont impraticables), fin de descente, slalom en baskets sur une mini-piste de neige artificielle, au milieu des bambini en chenilles et des remontées de doudounes à lunettes réfléchissantes. Les cils battent fort derrière les carreaux brillants. Personne ne s’attendait à voir débouler quelqu’un de là-haut, sur une patineta retro, chargée comme un mulet, tous pavillons dehors. Le moniteur de ski s’époumone à dispenser les précieux conseils. Il a comme une ribambelle de lutins accrochée aux bâtons, zieutant ailleurs, avec de longues planches aux pieds, carambolant. Négociation d’un dernier virage délicat, rester bien perpendiculaire à la pente, lever la roue arrière d’un coup de pied, lui faire faire un arc de cercle de 180°, atteindre une zone d’herbe, avec pirouette devant le chasse-neige, entrer en trombe dans la première auberge venue de Limone, boire quelque chose de chaud pour fêter ça. Et qu’on ne commence pas à m’arnaquer ! C’est 1 euro de moins sur la carte affichée à l’entrée ! Je savoure, un peu foldingo, cette traversée des Alpes rondement menée, au son du canon à neige et des explosions de charges creusant le second tunnel, air de Puccini en tête. Tzin ta tzing, BOUM, tsoin tsoin, BOUM BOUM, Ohé les italiens y’a quelqu’un dans cette vallée, dans cette vallée, cette vallée, vallée… ! Ha, tiens.

ANTHROPO (RE)PRODUCTOR (Monde)

Questions de philosophie politique, les bases.

– Comment un humain assure-t-il sa reproduction matérielle (manger, boire, dormir, être en sécurité, se reproduire, user du symbolique qui lui ouvre d’autres mondes) au sein d’un groupe de semblables (« animal politique »), groupe parmi d’autres, dans un monde fini aux ressources limitées ?

  • S’il ne ne possède lui-même les moyens de sa reproduction matérielle (auto-suffisance alimentaire, énergétique, technique, symbolique), qui lui fournit ces produits, par quels moyens peut-il y accéder, sous quelles conditions (quelle est la configuration actuelle du rapport social d’accès aux biens de première nécessité) ?
  • Et ces biens qu’on lui propose, par qui sont-ils fait, par combien de personnes, où, comment, dans quelles conditions (quelle est la configuration actuelle du rapport social de production) ?
  • Enfin tous ces biens sont-ils semblablement vitaux, qu’est-ce que l’on lui vend et dans quelle optique, quels désirs lui souffle-t-on( quelle est la configuration actuelle du rapport social de consommation) ?

Selon les réponses apportées à ces questions, que pourra-t-il dire de son mode de vie, cet humain, et des conditions de sa reproduction matérielle ? Et qu’en fera-t-il ?

APRÈS MAI (Piémont).

1er lendemain piémontais, au beau milieu d’une nationale.

Une jeune femme pile au volant de sa vieille Fiat rouge, à son train s’accumulent automobiles et camions étonnamment patients. « Vous voulez que je vous dépose quelque part, quelque chose ne va pas ? », en italien. Confusion, car je vais sans souci, certes, en monopattino. Ha ! Francese. Vous avez bésouin dé quelqué chosé ? Elle porte une écharpe en laine mal enroulée, l’habitacle en ferraille sent d’ici le vieux tabac, l’amoncellement de papiers et de livres, elle n’a pas l’air de posséder beaucoup plus que moi, pour un peu je croirais qu’elle fait un tour d’Europe en Punto reconditionnée. Elle me désarçonne de simplicité, « à manger, à boiré ? », faisant mine de saisir quelque chose sur le siège passager, signe de monter, l’immédiat c’est savoir quel est le besoin, mais pas n’importe lequel, le mien, la base. Si je m’en remettais à elle pour les moyens de ma reproduction matérielle, il se pourrait que je finisse quelques décennies en arrière, entourée d’une fratrie de dissidents turinois, vénitiens, romains, que réunirait le cinématographe, à débattre des moyens de la Révolution : « aloré, politiqué ou artistiqué ? la rue ou lé cinéma ?  Marx ou Rimbaud ? ».  Grazie, grazie ! Buon viaggio ! La procession redémarre en trombe. Elle disparait, et moi aussi dans son rétroviseur.

LA PEAU DE L’OURS EN CAMPAGNES FROIDES  (Piémont, Lombardie)

Les matins sont à nouveau froids (entre 0 et -3°), en plus d’être malade. L’habitude vient vite des gestes ordonnés pour rester au chaud le plus longtemps possible, tout en se préparant à beaucoup plus dur. Ainsi, je n’utilise jamais mon duvet sarcophage entièrement fermé, je l’installe façon couverture sur le matelas recouvert d’un drap (la capacité du matelas à isoler du sol est aussi importante que la qualité du sac), et je borde fermement. Une fois bien emmitouflée, après un moment, l’astuce est de trouver comment éviter les passages d’airs dans le microcosme que je maintiens à un niveau acceptable d’agitation, grâce à ma propre énergie corporelle. Ils en accéléreraient la dégradation, la température chuterait et tout serait à refaire. Parfois, à l’inverse, utiliser judicieusement l’effet courant d’air pour tempérer les ardeurs de la fournaise plumée. Hop, un petit soulèvement entre deux pages de lecture, le tour est joué. Je profite de cette java circonscrite des particules pour faire sécher (relativement) les chaussettes au fond du sac la nuit. Il faut aussi trouver comment ne laisser dépasser que le bout du nez, fuir l’apport d’humidité sous le duvet. Evaluer si la nuit va être très froide, ou moins, pour éviter de se réveiller en nage, et adapter le nombre de couches de vêtements.

Là, j’utilise une technique assez au point, qui consiste à s’approprier un des moyens spontanés de reproduction matérielle d’un autre animal, son plumage (à fonction reproductive, ou constitutive de nid chez l’oie), puis à confiner la matière première dans un tissu hautement technique – un bon duvet sera souvent très froid sur sa surface externe, et à s’y glisser comme dans une seconde peau.

C’est pratique, les palmipèdes n’ont pas encore développé de langage de résistance anti-humain, ni de capacités à s’organiser en escadron offensifs pour saboter les vastes hangars d’élevage, ou à s’allier avec leurs camarades bêtes exploitées internationalement. C’est allé bien trop vite pour eux ; comme la quasi totalité des espèces, ils ne disposent pas de nos aptitudes symboliques redoutables pour transmettre et adopter sciences et techniques, de nos outils pour faire circuler les informations à une vitesse plus élevée que le rythme de la reproduction génétique, et ne naissent pas dans un état de dé-spécialisation (néoténie) aussi conséquent que le nôtre, qui leur permettrait une adaptation à pesque tout type de milieu, et leur ouvrirait les portes de l’invention et de l’exploration*. En plus d’améliorer réellement la résistance de leur prédateurs bipèdes au froid, leur précieux plumage fait donc à présent l’objet d’un captage industriel à grande échelle, dans une lutte féroce entre humanoïdes producteurs de biens (éleveurs, fabricants, équipementiers) qui doivent se maintenir sur un marché-globe (produire, écouler et renouveler à l’infini des marchandises dans un monde pourtant fini) réglé par un maître impératif libéral (valoriser le capital à l’infini). Pourquoi ce respect du jeu, individuellement, chez ces chasseurs réputés savants : pour accéder à l’argent, actuel fétiche (un métal sonnant, un bout de papier contractuellement valorisé) pourvoyeur des moyens dictés de leur reproduction matérielle !

Pour ma part, j’ai acheté une doudoune et un sac de couchage en véritable duvet d’oie à Cumulus, un petit producteur polonais ayant débuté en 1989 au moment du fameux changement d’ère politique (économie planifiée vers économie libérale). Le patron est un ancien employé d’une coopérative nationale, épris de grand air et de monts sauvages, il s’est plié à la vitesse de l’éclair, comme un grand singe sapientiel, à la reconfiguration des rapports sociaux de domination et de production, mais revendique un certain nombre de valeurs socles. Les ateliers d’ouvrage sont à côté des bureaux de conception et de gestion, à Gdynia, en Pologne où tout est fabriqué. ll y a 16 employés. L’entreprise achète les plumes d’oies qui auraient été détruites chez un producteur de viande pré-existant (la Pologne concentre une grande activité d’aviculture). Celui-ci applique consciencieusement les normes européennes minimalistes en vigueur sur le moindre-mal-être de l’exploitation animale : quand je me suis inquiétée de la position de Cumulus sur le sujet (faisant face au dilemme du duvet de fibres synthétiques ou naturel), Natasza, la chargée de clientèle m’a aussitôt fourni les certificats : approuvé par EDFA (European Down and Feather Association), certifié par IDFL (standards de traçabilité). Ouf. Pour le tissu technique, c’est avec Mitsui qu’ils collaborent, l’entreprise japonaise qui a racheté la marque Pertex autrefois Perseverance Mills avec qui ils travaillaient depuis le début.

J’ai avec eux (Cumulus) un contact direct et personnel. Le rapport avec Natasza est très bon, humain dans la mesure du possible d’un échange immatériel, et même chaleureux bien que nous ne nous soyons jamais rencontrées (peut-être lors de mon passage près de Varsovie) : l’aventure dans laquelle je me suis lancée, les secteurs d’utilisation des produits qu’ils fabriquent (grands espaces, explorations, aventures) favorisent l’enthousiasme des interactions, nous élevant un moment au dessus des basses considération relatives aux moyens de notre reproduction matérielle. Quand je leur ai exposé mon projet, ils m’ont proposé une remise de 30% sur leurs produits, et nous échangeons depuis régulièrement des nouvelles.

Je suis à la fois sarcastique et honnête. Je pense comme beaucoup d’autres que la configuration actuelle des rapports sociaux de production, qui repose sur une logique aveugle d’accumulation/croissance infinie dans un monde aux ressources finies, n’est pas compatible avec un humanisme de sapiens adulte, et, tout simplement, pas compatible avec la survie de l’espèce (et de beaucoup d’autres, on le sait déjà). De toute façon cette configuration n’est certainement pas une « crise » comme le vend à l’envi le Spectacle, mais plutôt la forme instituée d’un neo-libéralisme idéologique et économique (il ne faut pas espérer s’en sortir comme d’une tempête se calmant, comme d’une crise temporaire des éléments donc, mais combattre à bras-le-corps, individuellement). Qui continuera de s’adapter et de se modifier avec des répercutions de plus en plus contrastées, vécues comme de plus en plus injustes, quand les énergies fossiles viendront à se raréfier au point que l’infrastructure du marché des biens prendra des coups de plus en plus critiques (le pétrole, et d’autres formes d’énergies et de matières coûteuses, polluantes, et limitées, font tourner ce qui soutient l’ensemble de nos sphères d’activités, urbaines comme malheureusement rurales depuis la Révolution Verte). Les très riches pourront y parer plus aisément, mais il faudra de surcroît faire face à l’ampleur croissante des modifications de notre environnement, pour partie induite par nos propres agissements. Le plus important semble d’agir pour une prise de conscience et de résistances généralisée, ultra-rapide, par l’emprunt d’autres voies, plus matures, afin d’éviter qu’en les décennies à venir la composante totalitariste de ce libéralisme du 21s ne se raidisse davantage (tout en se liquéfiant plus encore dans les pores de nos vies biologiques, pulsionnelles et symboliques, au point d’être parfois totalement intériorisée). C’est-à-dire qu’il nous faut bâtir des alternatives viables pour que les inégalités entre hommes, et entre espèces, pour que l’esclavagisme des passions tristes déguisées en passions joyeuses et la destruction de notre maison-terre et de sa diversité, ne s’accentuent exponentiellement et plus rapidement encore quand les biens de première nécessité ne pourront plus être produits tel qu’on le fait majoritairement aujourd’hui, et que nos milieux modifiés nous pousseront à de sérieuses et violentes réadaptations et mouvements de populations (toutes choses ayant déjà cours).

Mais revenons à l’équipement de cette aventure.

Malgré tout cela, je ne vois pas comment me passer aujourd’hui de ces artefacts offrant une bonne résistance aux variations de mon environnement de nomade (d’un point de vue efficacité, ce que propose Cumulus m’a pour l’instant apporté entière satisfaction, j’ai développé avec doudoune et sac de couchage une relation « d’usage qui fait monde », et non de consommation, du moins je l’espère), ou comment changer de technique d’adaptation (croire que l’appropriation est moderne serait une déformation idéologique, l’usage du duvet remonte…). Envisagerait-on pour le prochain périple, un tour en épaisse fourrure non industrielle alors ? Oui, mais de quel ours, ha non, pas touche aux ours, bon en laine de mouton, mais pourquoi sont élevés ces moutons, pour leur laine, ils font donc l’objet d’une domestication utilitaire, bon, alors, où commence l’exploitation raisonnable, est-ce même un concept qui fait sens, quel est le contexte ? Ancien débat, lui aussi. Mais, pour échapper au fatalisme, au scepticisme ou à la résignation, rappelons que la configuration des rapports sociaux de production a, elle, atteint un degré de confiscation, de domination, d’esclavagisme, de morcellement, d’inégalités, d’uniformisation et de destruction, sans précédent. Tout n’est pas tout à fait toujours même sous le soleil des hommes.

J’attends en fait de voir des ours polaires déziper leurs fourrures et aller en Ecuador, nous les prêter le temps d’un hiver, en bon économistes solidaires, et des lémuriens porter nos doudounes fabriquées main, dans les pôles, ça nous faciliterait la tâche. Grazie. Aux premières lueurs du jour, si j’ai pu orienter correctement la tente, j’attends aussi un peu que le soleil apparaisse, car tout degré supplémentaire favorisera un pliage moins pénible, je mange un peu dans le lit, je bouqine : en cette région d’agriculture intensive si densément peuplée, je sais qu’à quelques kilomètres seulement je pourrai stopper au village, obtenir en échange d’un peu de métal un americano et une brioche, capter un peu de contact humain : user de quelques moyens qui vont me permettre de reproduire ma condition matérielle, une journée de plus.

* Ce n’est pas sans contrepartie pour anthropos, que dire de ces hordes d’humains en phase d’éducation dont le temps de fabrique et d’accès à la maturité intellectuelle semble s’éterniser, dont l’économie libidinale est maintenue en phase infantile – alignement des désirs sur le(s) Désir(s) Maître(s) par le levier de la confiscation privée de leurs propres moyens de reproduction matérielle ?

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6 (Thanks, keep going !)

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