LA TERRE DU MILIEU, translations européennes (Middle-earth – Middel-erde – Middellærd – Miðgarðr – Oikouménê)

1- Éthique du voyageur synthétique, esquisse d’un bilan intermédiaire.

Voici tout juste 7 mois (213 jours et 213 nuits), je me suis lancée dans un tour d’Europe en footbike, seule, avec une tente, un réchaud, quelques vêtements, de quoi écrire, prendre des photos, récolter des dons pour une association et partager des histoires. Je suis partie du nord de la France (Caen, Normandie) au coeur de l’hiver, pour rejoindre d’abord Tarifa (Espagne), la pointe extrême sud de la péninsule européenne ; en franchissant Gibraltar, je suis allée respirer le sable et la menthe des rives marocaines à Tanger, puis ai traversé la Méditerranée en bateau pour rallier Marseille et continuer le rythme terrestre des 50 à 70 kilomètres quotidiens propulsés avec mes jambes, quel que soit le relief, quelle que soit la route, quelle que soit la météo, quel que soit l’environnement. Provence, Alpes, Italie, Slovénie, Croatie, Bosnie, Albanie, Grèce, jusqu’en Turquie, où j’ai entamé par la côte occidentale de l’Asie Mineure, le détroit des Dardanelles et la Thrace occidentale la longue remontée vers le Cap Nord (pointe extrême nord de la péninsule européenne) : Bulgarie, Serbie, Hongrie, Slovaquie, puis Pologne, où me voici aujourd’hui, sur le point d’entrer en Lituanie, pour traverser Lettonie, Estonie, Finlande, avant d’entamer un retour méridional par la Norvège, les Iles Shetland, l’Ecosse, l’Angleterre, à nouveau la France.

Partie en quête d’une vie bonne, j’ai, comme certains le disent, « tout quitté » pour mener mes investigations. Mue par le bagage immatériel et les convictions qui m’avaient progressivement poussée à changer de façon de vivre, et à me lancer dans ce défi physique et humain, j’ai vendu ce que je possédais, décidé de vivre de peu et de voyager en autonomie, menant une vie simple, et sans certitude d’avoir les moyens de pousser cette tentative à ses fins, persuadée de la nécessité d’aller à contre-courant de la raison touristique et urbaine.

7 mois de nomadisme solitaire, d’endurance physique et mentale, durant lesquels le voyage s’est élaboré comme un organisme, déployant de multiples dimensions, faisant saillir ses leçons dans une temporalité complexe, à laquelle la vie sédentaire rend largement insensible. Loin de la mobilité passive de l’amolli passager du train, du Boeing ou de l’autocar, pour lequel à l’arrivée le choc exotique est d’autant plus fort que la distance maximale est couverte en un minimum de temps, et par laquelle l’oblitération du lent effeuillage des réalités intermédiaires ne permet pas de comprendre en quel endroit il arrive ni d’où il s’est éclipsé ; loin de l’amorçage, sous le masque de la rencontre (pour moitié hors-sol), d’une expérience au mou narcissisme ; l’itinérance autopropulsée requiert un gouvernement de soi dont l’apprentissage redouble indistinctement l’étoffe géo-culturelle de l’aventure. Il y a peu de laisser-aller dans cet éthique examen terrestre. S’il fait surface, il est presqu’aussitôt sanctionné par une inanité existentielle qui enfle dans la démarche et siphonne le vagabond. Aussi l’exploration du monde comme réponse à sa propre finitude, mais surtout, comme école de réalisme est-elle d’abord une chose que l’on mène, si dans le commandement de l’action l’on comprend que se doit être ménagée une souplesse liée à l’immersion (géographique, historique, humaine, sauvage, animale, environnementale) et à l’attente des effets rétroactifs, sur l’agent, de ses choix de direction. C’est alors le rang empirique de l’exploration qui lui est restituée : se former autant qu’informer, soit apprendre et se gouverner ; historia et autopsia.

Autrement dit, il s’agit de faire advenir et d’accueillir la leçon sur un mode actif et sous certaines conditions, toute forme d’expérience ne contribuant pas à l’eudémonisme (eudaimonia – bonheur ou béatitude), lequel a trait à une certaine vertu. La conduite du comportement (éthique : recherche de l’action juste, qui ouvre les portes du bien et du bonheur – individuels et communs) est une préparation « méthodique » du terrain, autant qu’elle est le terrain modelé par la méthode, dans toutes les dimensions personnelles (alimentation, gestion de l’effort, des épreuves physiques, morales, du tempo, de l’écoute de soi, etc) et à tous les niveaux d’expérience (déplacement, aperception, intellection, apprentissage, interaction, retroaction, etc). En cela, elle paraît formelle, mais il ne faut pas oublier qu’elle est le fruit de l’action, autant que l’action est son fruit, et qu’elle est un processus permanent d’humbles ajustements et de petites améliorations.

En tant que rencontre autant que fabrication holiste du monde dans la conjugaison de l’action, de la découverte et de l’intellect, l’apprentissage éthique répond à l’expert dataphile, l’accumulateur de connaissances livresques, que le sac d’outils de savoir qu’il manie est aux deux-tiers vide. Ce qui n’est pas dire que l’empirisme aventurier permet d’accéder à une science (plus) vraie, objective et totale (pas de postulat métaphysique posé ici sur la nature du réel et la nature de nos sciences), mais qu’il exploite plus largement nos capacités épistémiques, et intègre dans le savoir synthétique (organique, plastique, anticipatif, rétrospectif et incomplet) la pratique d’une vie bonne*.

* Une pratique de la vie aventurière menée par ce que j’appelle le « voyageur synthétique du 21 siècle » (du grec sunthesis, action de poser ensemble, de réunir). Une notion en développement dans un essai lié à ce voyage.

2 – Une somme de toutes les Europes.

15 juin 2016, Suchowola, Podlasie.

Il est 15h, je suis assise sur un banc, dans le centre de Suchowola, 2 278 habitants. La place publique, presque carrée, est dominée par une arche blanche métallique, surplombant une grande fontaine ; une stèle marque l’emplacement des coordonnées calculées par l’astronome Sobiekrajski en 1775, 53° 35′ N 23° 06′ E : centre de l’Europe. Si l’on s’aventure hors de l’esplanade, on semble tout de suite sur le point de quitter la ville. L’église, au baroque jésuitique tardif, s’élève dans une lumière d’orage, ses murs virent presque au lilac. Le fort vent fait ployer les branches, déportant toutes leurs feuillages dans une même direction. Depuis que j’ai quitté Belgrade (Serbie), je dois rouler contre ce vent de nord-ouest qui faiblit rarement, et dont la violence atteint souvent son apogée en fin d’après-midi. La place herbeuse est garnie de quelques bancs, cernée d’habitations, des maisons non mitoyennes, sur un modèle répandu début 20e siècle ; un étage à basses fenêtres avec un toit en pointe fort élevé, permettant l’aménagement du grenier. Beaucoup sont encore en bois, certaines en briques rouges. Les couleurs vont du blanc cassé au moutarde, du marron glacé au vert amande et au gris souris. Le petit bâtiment de la Posza est là, la Bank vert olive, le kiosque à journaux comme un bunker écarlate, un kebab avec terrasse, une minuscule cabane à glaces qui vend toutes sortes de crèmes et cafés améliorés, comme il y en a beaucoup en Pologne. De nombreuses jeunes personnes, collégiens, lycéens, la ville est dans une région très peu peuplée, de domaines agricoles, de forêts et de parcs naturels, elle concentre donc les autres types d’activités et la jeunesse. Preuve de son importance dans les environs, elle possède un supermarché Biedronka (coccinelle en polonais), une chaîne portugaise qui arrive en tête sur le marché du discount polonais (plus de 70% de part de marché). Suchowola et sa place sont traversés par une route à fort traffic, l’E67/S8. Nous sommes à une centaine de kilomètres de la frontière lituanienne, à 50 bornes de la Biélorussie, c’est une artère à marchandises qui pompe sans interruption entre Varsovie et Kowno, quelques 450km plus loin, en Lituanie. Le défilé des camions est donc incessant et prédominant.

Où suis-je, après ces 7 mois de course ?

Peut-être à mi-parcours temporel de la tentative, ainsi qu’à mi-parcours en distance à effectuer, et je suis aussi, comme le revendique la ville de Suchowola, au coeur de l’Europe.

Ce serait simple de pouvoir dire une fois pour toutes, le centre de l’Europe, c’est ici. Bien que mesuré avec l’outil de la science géographique, celui-là étant le fruit d’un processus historique, et celle-ci s’intéressant aux facteurs physiques autant qu’aux facteurs humains, il n’est qu’un parmi les centres, qui sont presqu’aussi nombreux que les représentations de l’Europe, histoires de l’Europe et les méthodes de calculs (plus de 7 prétendants actuels).

Toujours est-il qu’en atteignant la Pologne par le passage des Carpates, m’extirpant de Slovaquie, j’ai accédé à une croisée des lignes de tension qui font l’histoire passionnelle des civilisations peuplant si densément la minuscule péninsule nord-occidentale de la gigantesque Eufrasie. Ce n’est peut-être pas un hasard si je me retrouve au coeur de l’Europe Centrale, dont certains universitaires se plaisent à dire que géographiquement, elle n’existe pas. Ainsi y aurait-il plutôt une zone de collision, sans frontière géographique, entre un couchant océanique au profil maritime, avec ses nombreuses voies fluviales et sa côte fortement découpée, et un levant au profil continental avec ses vastes plaines et immenses forêts, ouvert sur les steppes d’Asie**. C’est l’histoire d’une Europe (et d’une Russie) façonnée par sa perméabilité aux vagues successives de hordes nomades, avec les polarités culturelles qui en résultèrent, balisant ses territoires. On lirait le dernier produit en date de cette configuration dans la longue guerre du 20eme siècle (WWI, WWII, Guerre Froide, guerres des Balkan, …), et ses conséquences vivaces. (Il y a des polarités ouest-est, mais aussi, toute aussi fondamentales, nord/sud, et nord-ouest/sud-est, avec des respiration dans le rayonnement des grands centres urbains et leur pouvoir d’attractivité).

Quel récit (parmi d’autres, chacun a un aspect heuristique), peut entamer un voyageur, au début du 21 siècle, de ces dialectiques européennes à travers lesquelles il fait route ?

Ma traversée des Balkans et de l’Asie mineure déroulait l’histoire traumatique mais sensuelle d’une Europe hellenique, slave et asiatique, à l’Orthodoxie et l’Islam lumineux, quelque part entre les historiques Byzance, Constantinople et Istanbul, et dont les civilisations de l’écriture et de l’icône plongeait racines dans les rivages méditerranéens, les steppes de l’Asie centrale, le Croissant Fertile. La remontée vers le nord à travers les terres qui s’étendent au dessus des Carpates introduit le récit d’une Europe germanique, balte, slave, à l’ancienne oralité celtique, shamanique, à la religiosité plus intérieure et aux Lumières réformistes, qui s’épanouit sur les rives de la mer du Nord et de la Baltique, ruisselle dans l’obscurité des forêts prussiennes et polonaises, jusqu’aux confins de la Scandinavie et de l’Oural. Lorsque je traversai l’Europe d’ouest en est il y a quelques mois (challenge Nantes-Budapest, été 2015), elle me racontait l’histoire d’une Europe romano-carolingienne, irriguée par un Danube qui tractait son baroque habsbourgien et sa catholicité à travers un corridor de plaines pour se jeter en Mer Noire.

Une des leçons d’un voyage est de voir combien la géographie joue un rôle prépondérant dans la constitution des cultures (un autre aspect est de voir combien les cultures jouent un rôle prépondérant dans les variations géographiques…). L’idée d’une Europe Centrale, avec ce caractère bien particulier de tentative de détournement du donné géo-historique, a concentré les espoirs et continue de le faire (on dit que l’Empire austro-hongrois en fut la dernière incarnation multi-culturelle solide). Quel peut être le rôle crucial joué par la Pologne, au coeur donc de ces enjeux et de ces terres, dans la fabrique d’un organe imaginaire, épicentre (parmi les épicentres) régulateur des pressions et des humeurs de ce corps européen (et plus encore, de l’Afrique du nord, de l’Asie centrale et du Proche-Orient, et plus encore, de l’ensemble des terres habitées sur cette planète d’eau)?

Si l’Europe centrale, et l’Europe tout court, est un idéal cosmopolite qu’il s’agirait d’incarner à la confluence d’artères boréale, australe, orientale et occidentale (un point ubiquitaire), sur quelles dynamiques géo-culturelles une telle entreprise peut-elle s’appuyer ?

Etienne Balibar, dans « Europe, a vanishing mediator » dresse le portrait d’une Europe au caractère intrinsèquement frontalier : « L’Europe en tant que telle est une frontière (ou une Borderland, pour reprendre le beau titre du beau livre de Scott Malcomson sur le Bosphore et sa région). Plus précisément, c’est une superposition de frontières, et donc une superposition de relations hétérogènes aux histoires et cultures du monde (au moins à beaucoup d’entre elles), qui sont reproduites dans ses propres histoires et cultures ». En conséquence, il s’appuie sur Umberto Eco (qui est mort pendant que je traversais l’Italie), le seul « idiome authentique de l’Europe, est la pratique de la traduction […] L’Europe n’est pas le seul endroit au monde où sont faites des traductions, où des technologies, des manuels professionnels, des oeuvres littéraires et des textes sacrés circulent continuellement d’un idiome à un autre. Mais nulle part ailleurs – pas même en Inde ou en Chine – fut-il nécessaire d’organiser à un tel degré, les conditions politiques et pédagogiques de tels échanges linguistiques  »***.

Il en ressort qu’une autre puissance démocratique pourrait bien surgir d’un recentrement du peuple (demos) sur sa capacité d’action, de lien et de parole, plutôt que sur sa capacité à faire identité nationale (« agency must have a privilege over identity »). En effet, par qui sinon par des peuples en relation, habitant des territoires superposés et parlant des langues interlacées, est jouée la mega histoire de la civilisation ?

Une Europe aux dynamiques humaniste (retour du demos sur la scène politique), frontalière et traductrice devrait pouvoir assumer sa dimension essentiellement cosmo-politique. Il s’agit d’une vocation, tant multi-culturalisme et humanisme sont pratiques de la translation et mise en commun. Dans vocation il y a voix (vocarer – voco), la voie vers l’Europe pourrait aussi être un retour aux sources vers (ou un aller vers) ses oralités nomades et vers la force irriguante du mythe, dont on sait qu’il est constitutif du ciment social. Des mythes par milliers branchent aujourd’hui l’individu sur les inputs hybrides du marché libéral, il ne s’agirait donc pas de renforcer le mythe techno-marchand, mais de se contenter d’un physio-mythe à hauteur d’environnement, d’hommes et de vie de l’esprit. Sur la forme d’une Europe décroissante et cosmopolite, nous ne savons rien. Elle pourrait être anarchiste ! Elle réclame sûrement un long repos de l’hystérique débâcle civilisationnelle.

** Mackinder & Fairgrieve, repris par R. Kaplan in « The revenge of Geography : What the map tells us about coming conflicts and battles against fate ».

*** Etienne Balibar « Europe, a vanishing mediator » – traduction personnelle.

Suchowola, Pologne, 14-15-16 Juin 2016, Europe Tour, Une vie Simple, par La Trottineuse.

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7 (Thanks, keep going !)

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